Une archéologie de l’habitat
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Il existe une archéologie de la typologie architecturale. C’est un champ jonché d’anciens programmes, de chambres dont on a perdu l’usage : ruines d’activités aujourd’hui révolues, de modes de vie passés, d’organisations architecturales désuètes, de fonctions caducs. Il en reste les noms, lesquels ne nous disent plus grand chose. Ce sont des désignations de pièces ou de types de maisons que l’on n’arrive plus ni à décrire ni à classer ni à en comprendre l’usage : bourne, chauffoir, burons, vivoir, caouhade, voûte, zadrouga, rafraîchoir, communautés taisibles, ramonétages, currals, etc. Autant de lieux que l’on ne sait plus habiter aujourd’hui et que l’on ne pourrait plus non plus concevoir. Lorsque Le Bernin présenta ses plans du Louvre, le ministre Colbert s’inquiéta de savoir où le roi dormirait. Le Bernin lui répondit que ce type de questions n’intéressait pas les architectes mais seulement les intendants. Les architectes de la cour ne s’occupaient pas de la distribution des pièces. Assister au lever ou au coucher du roi était alors un acte public.(Lucius Burckhardt, « Schweizer Möbel und Intérieurs im 20. Jahrhundert » , Birkhäuser – Verlag, Basel ). La conception et l’organisation spatiales de l’habitat et de la ville ont ainsi fortement varié à travers l’histoire et la géographie. Elles décrivent des modes de vie et des comportements sociaux qui suivent ou engendrent des types de plans et d’espaces architecturales qui peuvent aujourd’hui sembler incongrus. Ainsi, dans de nombreux villages de France, on trouvait autrefois une pièce que l’on appelait « la voûte », à la fois séjour, étable et fumier dans laquelle on pratiquait la veillée en hiver pour profiter de la chaleur animal et de celle dégagée par la fermentation. Dans les îles Aléoutiennes, les habitants se regroupaient jusqu’à trois cents durant l’hiver, dans une sorte de grande maison communautaire où ils partageaient un même foyer tandis que l’été, ils reformaient des cellules familiales sous tentes. (Pierre Deffontaines, « L’homme et sa maison », Gallimard, Paris,1972). Et l’on pourrait multiplier les exemples de ces programmes hybrides ou totalement inconcevables aujourd’hui comme le Tué jurassien, salle qui est tout à la fois cheminée, séjour et boucherie puisqu’on y conservait dans la fumée jusqu’à 3 boeufs entiers. Ou encore en France, ces rez-de-chaussée mi-enterrés extrêmement humides que l’on occupait pour tisser le lin afin que les fils ne soient pas trop secs pour ne pas se casser.
Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant l’évocation d’autres modes de vie que la manière dont un problème ou une solution spatiale typiquement architecturale (lutter contre le froid, subir l’humidité, etc.) ont pu provoquer l’émergence de modes de vie nouveaux et imprévues. Ainsi le moucharabieh, dont la densité d’ouverture est liée à la fois à une volonté d’abaisser l’intensité de la lumière naturelle et à un mode de rafraîchissement par accélération de la vitesse de l’air par densification de la filtration du claustra, provoque cette relation ambiguë entre l’intérieur et l’extérieur et tout le jeu social qui en résulte. Bien évidemment, l’histoire n’est pas linéaire et le jeu social du moucharabieh s’est certainement superposé rapidement à son rôle thermique, l’un et l’autre pouvant aussi avoir été conçus en même temps, à la manière de l’histoire de l’oeuf et la poule. Il n’empêche que notre intérêt est de renverser la fonction et le climat, d’émettre l’hypothèse d’une architecture dont la fonctionnalité émergerait « comme par hasard » de problèmes ou de réponses climatiques. Ce qui nous intéresse est ici est la capacité de l’architecture de ne pas être fonctionnelle mais d’être ouverte, interprétable, libre, c’est-à-dire de ne pas répondre à une fonction préétablie, mais plutôt de suggérer, de rendre possible, à travers ses réponses aux problèmes climatiques ou techniques,l’émergence, presque malgré elle, d’une fonction. La programmation architecturale s’accorderait alors aux théories de l’évolution, celles de Lamarck d’abord puis de Jacques Monod ou de François Jacob en particulier, lesquels stipulent le rôle du hasard dans l’apparition et l’évolution des formes de vie. Rien de prédéterminé, rien d’immobile, mais une série de transformations contingentes, qui vont transformer les modes d’habitation et les comportements sociaux. Ici en effet, certaines fonctions, certains programmes, certains usages sociaux apparaissent par hasard ou par nécessité dans la gestion des formes climatiques de l’architecture. Et rien n’est définitivement fixé. Ce qui nous intéresse est bien ici de rendre l’espace construit plus libre, de le sortir de sa détermination fonctionnelle univoque pour le rendre interprétable.
La programmation monofonctionnelle des pièces dans lesquelles nous habitons aujourd’hui trouve son origine au début du XIXe siècle, avec l’invention du corridor dans la maison bourgeoise. Chaque pièce prend alors une fonction spécifique : chambre d’enfant, bibliothèque,boudoir. D’autres pièces sont inventées au XXe siècle comme la fameuse cuisine de Francfort, de dimensions minimums, créé en 1927. Nous habitons finalement dans un paysage intérieur plutôt récent et dont certaines fonctions commencent à régresser comme la salle à manger par exemple, laquelle tend à disparaître en tant qu’espace indépendant. Il existe donc une sorte d’évolution de la typologie architecturale à travers l’histoire, avec ses genres disparus, ses espaces en voie d’extinction, ses programmes émergents. Nous situons notre travail à ce dernier niveau, dans la volonté de faire émerger de nouvelles typologies d’habitat en fonction de la modification des modes de climatisation du bâtiment liés au développement durable. Mais notre ambition n’est pas d’inventer de nouvelle fonction de pièces, mais plutôt de libérer l’espace de la fonction ou plus exactement de laisser libre l’interprétation fonctionnelle de l’espace.
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